« La Vallée des Amours »

« La Vallée des Amours »

Préambule du catalogue de la Maison Littéraire de Victor Hugo

Un val boisé, silencieux, presque sauvage, longé par la petite route à flanc de coteau qui passait devant le portail des Roches : c’est ainsi que se présentait la vallée de la Bièvre lors du premier séjour de la famille Hugo chez les Bertin, dans l’été 1828. « On longeait, écrira Adèle, une allée sablée et ombreuse et on arrivait à la maison, d’apparence modeste, plus étendue que haute, de construction irrégulière, bâtie dans un jardin qui, agrandi peu à peu, avait pris les proportions d’un parc. »

Adèle, cependant, n’était pas restée cet été avec les siens, retournant à Paris pour la meilleure raison du monde : elle était sur le point d’accoucher et Victor, aux Roches, promenait dans la vallée sa fille Didine, quatre ans, qui cueillait des coquelicots en se désolant de les voir presque aussitôt mourir.

L’été suivant, toute la famille, avec le nouveau bébé, était réunie dans le parc des Roches, et c’est peut-être là que l’union entre Victor et Adèle apparaît, pour la dernière fois, sans nuages. La jeune femme brune, dont les épaules et les hanches commencent à s’arrondir, partage avec Louise Bertin les jeux et questions des enfants (« Pourquoi es-tu si grosse ? » lui demandent-ils sans l’offusquer) et ne pense guère au familier du couple, Charles Sainte-Beuve qui, resté à Paris, découvre avec terreur qu’il aime la femme de son ami. Ici, Victor sourit, regarde sa femme et ses enfants avec tendresse, travaille dans l’île au milieu de l’étang et, retrouve Adèle avec une ardeur faunesque qui commence à la lasser.

On ne vit pas les Hugo en 1830, l’année d’Hernani et de Notre Dame de Paris, et, quand ils revinrent à la mi-juin de l’été suivant, l’atmosphère avait changé. Quand les enfants étaient loin, Adèle se taisait, pensant à un autre homme, et se refusait à celui dont elle portait le nom. Ce dernier essayait de donner le change en se composant un visage paisible : « Nous sommes ici, écrivait-il à un ami, dans la plus grande paix qui se puisse imaginer. Je vous assure que le mieux ici est de se laisser vivre. C’est une vallée pleine de paresse. » Mais Les Feuilles d’Automne, parues en août, laissent échapper la plainte de son amour blessé.

Même climat l’année suivante. Aux yeux des Bertin, le couple paraît toujours aussi uni, bien que faisant désormais chambre à part, mais Adèle, l’après-midi, part seule pour de longues promenades, sans doute vers des rencontres clandestines. Pendant ce temps, Victor, dans le parc des Roches, construit pour ses enfants des bateaux et des carrosses en carton, qu’il peint de couleurs éclatantes.

Et c’est l’été 1833 qui marque le tournant du destin. La famille semble toujours aussi unie et joyeuse – rien, jamais, ne détournera Hugo de ses enfants – mais Adèle, l’après-midi, va retrouver Sainte-Beuve dans un cabriolet arrêté au détour d’un chemin de campagne et Victor va souvent passer la journée à Paris rejoindre une éclatante brune aux yeux prometteurs, au corps splendide : Juliette Drouet.

L’année suivante, n’y tenant plus, le poète décida d’installer sa maîtresse, le moment venu, dans la vallée. En juillet, ils partirent en voyage d’exploration. Après lui avoir, de loin, montré les Roches et les arbres du parc, ils se mirent en quête d’un gîte et le trouvèrent à trois kilomètres de là, en remontant la vallée, dans un hameau dépendant de Jouy et qui se nommait les Mets. Là, une petite maison de paysan, blanche et basse, aujourd’hui hélas défigurée, Hugo la loua séance tenante et emmena Juliette passer la nuit à l’Écu de France, à Jouy. Au matin, elle écrira cette confession en forme de procès verbal : « Hier 3 juillet 1834, à dix heures et demie du soir, dans l’auberge de l’Écu de France à Jouy, moi Juliette, j’ai été la plus heureuse et la plus fière des femmes de ce monde… »

Extraordinaire fin d’été pour les Hugo, dans ce val de Bièvres. Tandis qu’Adèle repart pour ses mystérieuses rencontres avec l’homme qu’elle aimera brièvement, mais ardemment, l’auteur de Volupté, tandis qu’aux Roches Louise Bertin garde les enfants, Victor et Juliette, de leur côté, chaque après-midi, partent à pied à la rencontre l’un de l’autre et se retrouvent dans le bois de l’Homme mort, silencieux, désert, parsemé de lits de mousse ou de fougères. Parfois, Hugo est cloué au château par une visite inopportune, ou Juliette retenue au Mets par sa fille ; il arrive même que leurs chemins ne se croisent pas. Alors, ils laissent un billet dans le creux d’un vieux châtaignier, disparu depuis, et se retrouvent le lendemain dans les bois avec une faim accrue l’un de l’autre. Il a trente-deux ans, elle vingt-huit : ils sont à l’apogée de leur union des corps et des cœurs, et leur amour durera cinquante ans.

Dans cette admirable fin d’été qui teintait de fauve les sous-bois de la vallée, ils partaient à la découverte, trempant leurs pieds dans la rivière, entrant à l’église de Bièvres, poussant, main dans la main, jusqu’au vallon encore champêtre que l’on nommait val profond. Victor expliqua-t-il à son amie que là se trouvait jadis une Abbaye aux bois dont le nom était passé à la maison qu’à Paris habitait une autre Juliette, maîtresse d’un autre grand écrivain, Chateaubriand ?

L’année suivante, ils voulurent retrouver cette atmosphère, à laquelle la clandestinité ajoutait encore son exaltation. Mais il faisait un temps épouvantable, toute la vallée était noyée et la pluie donnait à leurs rencontres hasardeuses une mélancolie propice aux disputes. En même temps, chez les Bertin et plus que jamais, Hugo travaillait. Mais parfois, après avoir passé la nuit à sa table dans sa chambre des Roches, le poète, à l’aube, franchissait le portail toujours ouvert, courait à travers les bois trempés et allait, dans la petite maison des Mets, surprendre Juliette alors qu’elle dormait encore. Et il leur arriva même de braver les éléments : « Souvenons-nous, lui écrira-t-il, toute notre vie de la journée d’hier. N’oublions jamais cet effroyable orage du 24 septembre 1835, si plein de douces choses pour nous. La pluie tombait à torrents, les feuilles de l’arbre ne servaient qu’à la conduire plus froide sur nos têtes, le ciel était plein de tonnerres. Tu étais nue entre mes bras, ton beau visage caché dans mes genoux, ne se détourant que pour me sourire, et ta chemise collée par l’eau sur tes belles épaules… »

Les chants du crépuscule, qui paraîtront à l’automne, oseront célébrer cette plénitude :

« Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine
Puisque j’ai dans tes mains posé mon front pâli… »

Et Adèle ? Nous n’avons, ni d’elle même, ni de Sainte-Beuve autant de témoignages, leurs lettres ayant été brûlées. Simplement un résumé écrit avant la destruction : « Il doit être le plus heureux des hommes parce qu’il est le plus aimé. Elle voulait l’avoir dans ses bras. Elle est aux Roches, elle lui rend compte de sa vie… Rendez-vous dans les églises. Promenades en fiacre. Redoublement de tendresse et de rendez-vous… »

Nous avons pris l’habitude, car le personnage est souvent antipathique, de mépriser Sainte-Beuve. Mais ces deux êtres se sont aimés. Pourquoi leur refuser l’indulgence, voire la compréhension qui nous manifestons à l’autre couple ? Et n’est-il pas étonnant que cette vallée ait abrité les rencontres de ces quatre êtres d’exception ?

Désormais, s’en est à peu près fini des séjours aux Roches, où les Hugo ne viendront plus qu’épisodiquement. Pas de vacances ici en 1836, car les deux familles, à Paris, préparent la création de l’opéra La Esmeralda, musique de Louise Bertin, livret de Victor Hugo : un échec complet.

Et l’année suivante, le poète voulut revenir ici tout seul, en pèlerinage, revoir le parc de ses amis, la rivière, le bois de l’Homme mort, le vieux châtaignier, la maison des Mets maintenant fermée, le théâtre de la fin d’un amour si proche de celui ou un autre s’était épanoui. Plus que jamais « écho sonore », il magnifia ses souvenirs dans un des plus beaux poèmes de la langue française, ce Tristesse d’Olympio que l’on peut encore relire dans les chemins de la vallée :

« Car personne ici-bas ne termine et n’achève
Les pires des humains sont comme les meilleurs ;
Nous nous réveillons tous au même endroit du rêve,

Tout commence en ce monde et tout finit ailleurs. »

Georges POISSON

Conservateur général du Patrimoine

Président d’honneur de la Route des Ecrivains