Promenade dans Bièvres
Préambule du catalogue de la Maison Littéraire de Victor Hugo
Le premier écrivain peut-être, en tout cas le seul à notre connaissance dont le jugement lointain – il date du XIVe siècle – soit parvenu jusqu’à nous, est le poète Eustache Deschamps.
« Qui veut voir très jolie maison
En lieu plaisant et de belle ordonnance…
Et au droit cuer du royaume de France
Boys et Yaüe, jardin en abondance
De tous oisiaux le mondain paradis
Des fontaines la beauté et le bruit
À Bièvre voit, à trois lieues de Paris… »
Voilà qui nous convient mieux ! Combien d’autres… poètes, peintres, médecins, militaires, célèbres en leurs temps, mais dont le souvenir nous est encore proche, ont apprécié avant nous le charme de la Vallée, cette « Vallée au cœur charmant (où) … la Bièvre coule et se découle comme un ruban » disait Jean Moréas au début de ce siècle.
« Le chemin qui, venant de Jouy, longe le Val de Bièvre sur la rive gauche est étroit et nonchalant. Il s’insinue, à flanc de colline entre les murailles et les haies de riches propriétés bourgeoises. Parfois, à la faveur d’une venelle, d’une grille, d’un verger bâillant aux brises, l’œil s’échappe vers les collines boisées de la rive méridionale, et le voyageur, par instants aperçoit le fond du Val avec des prés et les jardins où la rivière se prélasse, ignorant encore de la misère prochaine et de l’obscure destinée que lui réserve Paris. C’est un paysage courtois, sans grandeur mais non sans grâce, propice à de patientes pensées, à des félicités placides, à des travaux, à des retraites… » Nous pourrions ajouter que ce chemin n’a guère changé depuis que Georges Duhamel faisait découvrir notre commune dans Le Désert de Bièvres.
Nous allons tenter d’évoquer quelques personnages célèbres qui nous ont précédés. Ceux-là, bien réels, nous ont parfois laissé des souvenirs tangibles ; leurs maisons, leurs jardins, qui sont peut-être aujourd’hui les nôtres… D’abord comment le voyaient-ils notre village, ces quatre jeunes promeneurs ? L’un disait : « Villégiature pour millionnaires ! », un autre répondait : « Un trou, des marchands de haricots, des bricoleurs, des retraités… le bout du monde. » Avis péremptoires, jugements trop hâtifs – et subjectifs – pour être retenus.
Le Château des Roches et l’actuelle Roche-Dieu étaient à l’origine une même propriété s’étendant de la Bièvre à la Route de Versailles, située dans le fief de Ménillet, au lieu-dit : Hameau de Vauboyen. Elle appartint en 1660 au peintre Jean Bérain, dessinateur de la Chambre du Roi, fournisseur de compositions pour l’ébéniste Boulle, etc. C’est donc sur ce domaine, qui ne comportait que quelques maisons isolées, que Louis XIV fit construire « La Roche », seule mention indiquée sur les cartes de l’époque. Les terres furent données à Georges Maréchal par le Roi avec le titre de Marquis de Bièvres.
Quant au Château des Roches, c’est à la famille Bertin – et à ses invités – qu’il doit sa célébrité. Bertin l’aîné, bien qu’il semble avoir toujours été un hôte chaleureux, exerçait un choix sévère. Le roi Louis-Philippe en fit l’expérience à ses dépens. Ayant fait dire un jour au directeur du Journal des Débats –« Qu’il aimerait connaître les Roches »–, Bertin lui répondit : « Le Roi est très bien à Versailles et je suis très bien aux Roches. S’il vient ici, nous serons mal tous les deux. »
Louis-François Bertin dit l’aîné, était venu se fixer à Bièvres en 1804 dans le domaine des Roches appartenant à cette époque à M. Jean-Jacques-Antoine Caussins de Perceval, célèbre orientaliste (né à Montdidier en 1759 – mort en 1835), et s’en rendit propriétaire quelques années après. M. Bertin l’aîné rentrait alors en France, après avoir été exilé deux ans auparavant, propriétaire du Journal des Débats depuis 1800 ; il en dirigea la rédaction jusqu’en 1811. A ce moment, Napoléon Ier s’empara du Journal des Débats et en accorda la propriété à plusieurs de ses serviteurs dévoués ; ils lui donnèrent le nom de Journal de l’Empire. Cette expropriation dura jusqu’à la rentrée des Bourbons en 1814 et le journal devint alors l’organe d’opinion royaliste. Mais en 1829, ne pouvant approuver la direction donnée à la politique par le Ministère Polignac, M. Bertin publia un article se terminant par ces mots : « Malheureuse France ! malheureux Roi ! ». Mis en jugement pour cet article, en août, Bertin l’aîné fut jugé et condamné à un an de prison. Il appela de ce jugement et fut cassé en octobre 1829. Il fut défendu par Dupin l’aîné. Ces deux procès occupèrent vivement l’opinion publique qui approuva grandement l’acquittement de M. Bertin. Il continua à diriger le Journal des Débats jusqu’à sa mort en 1841.
Peu avant 1830, plusieurs anciens rédacteurs du journal étant morts (Dussault-Hoffmann, Malte-Brun), M. Bertin attira à lui toute une jeune génération d’hommes célèbres : Villemain, Salvandy, Frédéric Soulié, Silvestre de Sacy, Saint-Marc Girardin, Michel Chevalier, Jules Janin, Désiré Nisard, Lesourd, Xavier Raymond et Victor Hugo. Sa haute intelligence, sa bienveillance pour la jeunesse formèrent un noyau d’écrivains, mais qui, grâce à l’éducation donnée par leur chef, ont laissé de beaux noms dans la littérature de notre siècle. C’est alors que nous avons vu venir aux Roches tant d’hommes distingués, car outre sa haute intelligence littéraire, Bertin l’aîné avait celle des Beaux-Arts et attirait à lui en peinture Gérard, Girodet, Ingres, Paul Delaroche, et en musique Berlioz, Rossini, Meyerbeer, Ambroise Thomas, Gounod, Liszt, etc.
M. Bertin eut trois enfants, tous éminents par leurs nobles facultés : Édouard Bertin – qui a été maire de Bièvres de juillet 1846 à mars 1848 – peintre remarquable ; Armand Bertin qui succéda à son père dans la direction du Journal des Débats et Mlle Louise Bertin qui composa la musique de plusieurs opéras et deux volumes de poésies intitulés Glanes, bien dignes d’estime. Édouard et Louise sont morts sans descendants. Seul Armand Bertin a laissé deux filles : Mme Bazin dont le mari devint directeur du Journal des Débats et Mme Léon Say dont l’époux fut sénateur. Armand Bertin avait épousé Mlle Aimée-Anne-Cécile Dollfus, fille du propriétaire de la Manufacture de toiles peintes existant alors à Bièvres, qui était maire de Bièvres.
Louis-François Bertin avait un frère puîné, M. Bertin de Vaux, propriétaire du Château de Villepreux, près de Versailles. Celui-là a été député sous le règne de Louis-Philippe pour le département de Seine-et-Oise et son fils, le général Bertin, lui succéda.
Bertin l’aîné avait passé presque tout son exil à Rome et s’y était lié avec Chateaubriand, alors secrétaire d’ambassade, d’une amitié qui a duré jusqu’à la mort.
C’est dans sa maison de Bièvres, dit Pierre Larousse, que Bertin a passé ses meilleurs jours, et c’est là qu’il fallait le voir libre, heureux, se promenant sous les arbres qu’il avait plantés et évoquant les souvenirs de sa vie. Bièvres vit alors l’élite des hommes de lettres. Bienveillant et solide en amitié, M. Bertin aimait passionnément les arts et les artistes, les lettres et les littérateurs. Le talent était toujours sûr de trouver en lui un appui cordial et une critique à la fois bienveillante et spirituelle… Ne demandant rien pour lui au gouvernement, il en obtenait tout pour ses amis. Il réconcilia Victor Hugo avec le gouvernement de Juillet qui le traitait de réactionnaire. Victor Hugo obtint l’amitié du père qui avait publié en 1827 dans son célèbre quotidien un article fort remarqué sur les Odes et Ballades. Durant cinq ans, il vint séjourner l’été aux Roches avec ses enfants et leur mère ainsi que le frère, M. Armand Bertin ; parmi les pièces de vers qu’il adressa à Mlle Louise Bertin, voici le texte de l’une d’elles parue dans Les Feuilles d’Automne :
À Mademoiselle Louise B…
Bièvre
« Oui, c’est bien le vallon ! le vallon calme et sombre !
Ici l’été plus frais s’épanouit à l’ombre
Ici durent longtemps les fleurs qui durent peu
Ici l’âme contemple, écoute, adore, aspire,
Et prend pitié du monde, étroit et fol empire,
Où l’homme tous les jours fait moins de place à Dieu.
Une rivière au fond ; des bois sur les deux pentes.
Là, des ormeaux, bordés de cent vignes grimpantes ;
Des prés, où le faucheur brunit son bras nerveux ;
Là, des saules pensifs qui pleurent sur la rive,
Et, comme une baigneuse insolente et naïve,
Laissent tremper dans l’eau le bout de leurs cheveux. »
Bièvres a souvent inspiré Hugo. Il est émouvant pour ses admirateurs de rechercher dans son œuvre ce qui a été écrit aux Roches. Ceux qui l’aiment pourront reprendre la Tristesse d’Olympio et, tout en longeant le mur du parc :
« L’étang près de la source… » au milieu duquel ils verront l’île sur laquelle, dit-on, le poète planta lui-même les arbres.
Avant de quitter ce haut lieu bièvrois, ayons une pensée pour d’autres tels : Ingres qui peignit aux Roches en 1832, le célèbre tableau, du Maître de maison, qui figure au Louvre ; Benjamin Constant, Chateaubriand, qui n’avaient que la route à traverser, logeant en face, chez Joseph Récamier – cousin de la belle Juliette – alors propriétaire du Château de la Roche (aujourd’hui Roche-dieu), ancien rendez-vous de chasse de Louis XIV qui appréciait fort les bois de la vallée, de Buc à Verrières, raison pour laquelle, probablement, tant de ses courtisans s’y fixèrent.
André FAGE
Conservateur honoraire du Musée Français de la Photographie de Bièvres.