XXVIII
A MADEMOISELLE LOUISE B.
PENSAR, DUDAR
Je vous l’ai déjà dit, notre incurable plaie,
Notre nuage noir qu’aucun vent ne balaie,
Notre plus lourd fardeau, notre pire douleur,
Ce qui met sur nos fronts la ride et la pâleur,
Ce qui fait flamboyer l’enfer sur nos murailles,
C’est l’âpre anxiété qui nous tient aux entrailles,
C’est la fatale angoisse et le trouble profond
Qui fait que notre cœur en abîmes se fond,
Quand un matin le sort, qui nous a dans sa serre,
Nous mettant face à face avec notre misère,
Nous jette brusquement, lui notre maître à tous,
Cette question sombre : Âme, que croyez-vous ?
C’est l’hésitation redoutable et profonde
Qui prend, devant ce sphinx qu’on appelle le monde,
Notre esprit effrayé plus encor qu’ébloui,
Qui n’ose dire non et ne peut dire oui !
C’est là l’infirmité de toute notre race.
De quoi l’homme est-il sûr ? qui demeure ? qui passe ?
Notre esprit effrayé plus encor qu’ébloui,
Qui n’ose dire non et ne peut dire oui !
Quand l’explication viendra-t-elle du ciel ?
D’où vient qu’en nos sentiers que le sophisme encombre
Nous trébuchons toujours ? D’où vient qu’esprits faits d’ombre
Nous tremblons toute la nuit, à l’heure où lentement
La brume monte au cœur ainsi qu’au firmament ?
Que l’aube même est sombre et cache un grand problème ?
Et que plus d’un penseur, ô misère suprême !
Jusque dans les enfants trouvant de noirs écueils,
Doute auprès des berceaux comme auprès des cercueils ?
Voyez : cet homme est juste, il est bon ; c’est un sage
Nul fiel intérieur ne verdit son visage ;
Si par quelques endroits son cœur est déjà mort,
Parmi tous ses regrets il n’a pas un remords ;
Les ennemis qu’il a, s’il faut qu’il s’en souvienne,
Lui viennent de leur haine et non pas de la sienne ;
C’est un sage, – du temps d’Aurèle ou d’Adrien.
Il est pauvre, et s’y plaît. Il ne tombe plus rien
De sa tête vieillie aux rumeurs apaisées,
Rien que des cheveux blancs et de douces pensées.
Tous les hommes pour lui d’un seul flanc sont sortis,
Et, frère aux malheureux, il est père aux petits.
Sa vie est simple, et fuit la ville qui bourdonne.
Les chants où tout guérit, les champs où tout pardonne,
Les villageois dansant au bruit des tambourins,
Quelque ancien livre grec où revivent sereins
Les vieux héros d’Athène et de Lacédémone,
Les enfants rencontrés à qui l’on fait l’aumône,
Le chien à qui l’on parle et dont l’œil vous comprend,
L’étude d’un insecte en des mousses errant,
Le soir, quelque humble vieille au logis ramenée,
Voilà de quels rayons est faite sa journée.
Quand le soleil descend, il redescend aussi ;
Il regagne, abordé des passants qui l’accueillent,
Son toit sur qui, l’hiver, de grands chênes s’effeuillent.
Si sa table, où jamais rien ne peut abonder,
N’a qu’un maigre repas, il sourit, sans gronder
La servante au front gris, qui sous les ans chancelle,
À qui manque aujourd’hui la force et non le zèle.
Puis il rentre à sa chambre où le sommeil l’attend,
Et là, seul, que fait-il ? lui, ce juste content
Lui, ce cœur sans désirs, sans fautes et sans peines?
Il pense, il rêve, il doute… – Ô ténèbres humaines !
Sombre loi ! tout est donc brumeux et vacillant !
Oh ! surtout dans ces jours où tout s’en va croulant,
Où le malheur saisit notre âme qui dévie,
Et souffle affreusement sur notre folle vie,
Où le sort envieux nous tient, où l’on n’a plus
Que le caprice obscur du flux et du reflux,
Qu’un livre déchiré, qu’une nuit ténébreuse,
Qu’une pensée en proie au gouffre qui se creuse
Qu’un cœur désemparé de ses illusions,
Frêle esquif démâté, sur qui les passions,
Matelots furieux, qu’en vain l’esprit écoute,
Trépignent, se battant pour le choix de la route ;
Quand on ne songe plus, triste et mourant effort,
Qu’à chercher un salut, une boussole, un port,
Une ancre où l’on s’attache, un phare où l’on s’adresse,
Oh ! comme avec terreur, pilotes en détresse,
Nous nous apercevons qu’il nous manque la foi,
La foi, ce pur flambeau qui rassure l’effroi,
Ce mot d’espoir écrit sur la dernière page,
Cette chaloupe où peut se sauver l’équipage !
Comment donc se fait-il, ô pauvres insensés,
Que nous soyons si fiers ? – Dites, vous qui pensez,
Vous que le sort expose, âme toujours sereine,
Si modeste à la gloire et si douce à la haine,
Vous dont l’esprit, toujours égal et toujours pur,
Dans la calme raison, cet immuable azur,
Bien haut, bien loin de nous, brille, grave et candide,
Comme une étoile fixe au fond du ciel splendide,
Soleil que n’atteint pas, tant il est abrité,
Ce roulis de l’abîme et de l’immensité,
Où flottent, dispersés par les vents qui s’épanchent,
Tant d’astres fatigués et de mondes qui penchent !
Hélas ! que vous devez méditer à côté
De l’arrogance unie à notre cécité !
Que vous devez sourire en voyant notre gloire !
Et, comme un feu brillant jette une vapeur noire,
Que notre fol orgueil au néant appuyé
Vous doit jeter dans l’âme une étrange pitié !
Hélas ! ayez pitié, mais une pitié tendre;
Car nous écoutons tout sans pouvoir rien entendre !
Cette absence de foi, cette incrédulité,
Ignorance ou savoir, sagesse ou vanité,
Est-ce, de quelque nom que notre orgueil la nomme,
Le vice de ce siècle ou le malheur de l’homme ?
Est-ce un mal passager ? est-ce un mal éternel ?
Dieu peut-être a fait l’homme ainsi pour que le ciel,
Plein d’ombres pour nos yeux, soit toujours notre étude ?
Dieu n’a scellé dans l’homme aucune certitude.
Penser, ce n’est pas croire. À peine par moment
Entend-on une voix dire confusément :
« Ne vous y fiez pas, votre œuvre est périssable !
Tout ce que bâtit l’homme est bâti sur le sable ;
Ce qu’il fait tôt ou tard par l’herbe est recouvert ;
Ce qu’il dresse est dressé pour le vent du désert.
Tous ces asiles vains où vous mettez votre âme,
Gloire qui n’est que pourpre, amour qui n’est que flamme
L’altière ambition aux manteaux étoilés
Qui livre à tous les vents ses pavillons gonflés,
La richesse toujours assise sur sa gerbe,
La science de loin si haute et si superbe,
Le pouvoir sous le dais, le plaisir sous les fleurs,
Tentes que tout cela ! l’édifice est ailleurs.
Passez outre ! cherchez plus loin les biens sans nombre.
Une tente, ô mortels, ne contient que de l’ombre ! »
On entend cette voix et l’on rêve longtemps.
Et l’on croit voir le ciel, moins obscur par instants,
Comme à travers la brume on distingue des rives,
Presque entr’ouvert, s’emplir de vagues perspectives !
Que croire ? Oh ! j’ai souvent, d’un œil peut-être expert,
Fouiller ce noir problème où la sonde se perd !
Ces vastes questions dont l’aspect toujours change,
Comme la mer, tantôt cristal et tantôt fange.
J’en ai tout remué ! la surface et le fond !
J’ai plongé dans ce gouffre et l’ai trouvé profond !
Je vous atteste, ô vents du soir et de l’aurore,
Étoiles de la nuit, je vous atteste encore,
Par l’austère pensée à toute heure asservi,
Que de fois j’ai tenté, que de fois j’ai gravi,
Seul, cherchant dans l’espace un point qui me réponde,
Ces hauts lieux d’où l’on voit la figure du monde !
Le glacier sur l’abîme ou le cap sur les mers !
Que de fois j’ai songé sur les sommets déserts,
Tandis que fleuves, champs, forêts, cités, ruines,
Gisaient derrière moi dans les plis des collines,
Que tous les monts fumaient comme des encensoirs,
Et qu’au loin l’océan, répandant ses flots noirs,
Sculptant des fiers écueils la haute architecture,
Mêlait son bruit sauvage à l’immense nature !
Et je disais aux flots : Flots qui grondez toujours !
Je disais aux donjons, croulant avec leurs tours :
Tours où vit le passé ! donjons que les années
Mordent incessamment de leurs dents acharnées !
Je disais à la nuit : Nuit pleine de soleils !
Je disais aux torrents, aux fleurs, aux fruits vermeils,
À ces formes sans nom que la mort décompose,
Aux monts, aux champs, aux bois : Savez-vous quelque chose ?
Bien des fois, à cette heure où le soir et le vent
Font que le voyageur s’achemine en rêvant,
Je me suis dit en moi : – Cette grande nature,
Cette création qui sert la créature,
Sait tout ! Tout serait clair pour qui la comprendrait ! –
Comme un muet qui sait le mot d’un grand secret
Et dont la lèvre écume à ce mot qu’il déchire,
Il semble par moment qu’elle voudrait tout dire.
Mais Dieu le lui défend ! En vain vous écoutez.
Aucun verbe en ces bruits l’un par l’autre heurtés !
Cette chanson qui sort des campagnes fertiles,
Mêlée à la rumeur qui déborde des villes,
Les tonnerres grondants, les vents plaintifs et sourds,
La vague de la mer, gueule ouverte toujours,
Qui vient, hurle, et s’en va, puis sans fin recommence,
Toutes ces voix ne sont qu’un bégaiement immense !
L’homme seul peut parler, et l’homme ignore, hélas !
Inexplicable arrêt ! quoi qu’il rêve ici-bas,
Tout se voile à ses yeux sous un nuage austère.
Et l’âme du mourant s’en va dans le mystère !
Aussi, repousser Rome et rejeter Sion,
Rire, et conclure tout par la négation,
Comme c’est plus aisé, c’est ce que font les hommes.
Le peu que nous croyons tient au peu que nous sommes.
Puisque Dieu l’a voulu, c’est qu’ainsi tout est mieux !
Plus de clarté peut-être aveuglerait nos yeux.
Souvent la branche casse où trop de fruit abonde.
Que deviendrions-nous si, sans mesurer l’onde,
Le Dieu vivant, du haut de son éternité,
Sur l’humaine raison versait la vérité ?
Le vase est trop petit pour la contenir toute.
Il suffit que chaque âme en recueille une goutte,
Même à l’erreur mêlée ! Hélas ! tout homme en soi
Porte un obscur repli qui refuse la foi.
Dieu ! la mort ! mots sans fond qui cachent un abîme !
L’épouvante saisit le cœur le plus sublime
Dès qu’il s’est hasardé sur de si grandes eaux.
On ne les franchit pas tout d’un vol. Peu d’oiseaux
Traversent l’océan sans reposer leur aile.
Il n’est pas de croyant si pur et si fidèle
Qui ne tremble et n’hésite à de certains moments.
Quelle âme est sans faiblesse et sans accablements ?
Enfants ! résignons-nous et suivons notre route.
Tout corps traîne son ombre et tout esprit son doute.
8 septembre 1835